POURQUOI LA RUSSIE A-T-ELLE VRAIMENT ENVAHI L’UKRAINE ?

POURQUOI LA RUSSIE A-T-ELLE VRAIMENT ENVAHI L’UKRAINE ?

Par Patrick Henningsen

L’article suivant de Patrick Henningsen, rédigé quelques mois seulement après le lancement par la Russie de son opération militaire spéciale en Ukraine le 24 février 2022, explique la dynamique de fond de cette guerre. Les faits décrits ici, et qui furent étouffés en Occident mais bien connus des observateurs avertis, n’apparaissent que maintenant dans les grands médias, alors que les partisans occidentaux de l’Ukraine commencent à faire face à la réalité.

« Il n’est pas possible d’éviter la guerre ; elle ne peut qu’être reportée au profit des autres. »
~ Nicolas Machiavel

On dit que le timing est crucial. Si cette guerre avait eu lieu deux ans plus tôt ou un an plus tard, l’issue aurait été très différente. Quant au grand bloc de puissance atlantiste, il ne s’agit pas d’une guerre qu’il est prêt à mener, en tout cas pas au sens militaire traditionnel du terme. Alors que les mortiers et les bombes continuent de tomber et que les efforts visant à relancer les négociations se poursuivent, il semble peu probable qu’une voie durable vers une paix émerge en Ukraine.

Alors que la Russie semble déterminée à mener à bien son «opération militaire spéciale», les États-Unis et leurs alliés devront décider de ce qu’ils veulent et combien de temps exactement ils comptent combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien.

Le chœur des nations occidentales affirme qu’en menant leur «guerre de choix» contre son voisin ukrainien, la Fédération de Russie et son président Vladimir Poutine ont porté atteinte au tant vanté ordre international fondé sur des règles et que, ce faisant, ils ont effectivement quitté la communauté internationale.

Cependant, un examen plus approfondi des preuves et du contexte historique entourant cet événement géopolitique très controversé montre clairement que c’est la «communauté internationale» qui a quitté la Russie ne lui laissant d’autre choix que de poursuivre ses intérêts de sécurité nationale de son propre chef.

Dans l’état actuel des choses, la Russie, l’Ukraine et l’alliance de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sont désormais en guerre, chaque partie étant fermement convaincue qu’elle mène un conflit existentiel non pas pour un différend politique ou territorial particulier, mais pour son avenir, son existence ou, dans le cas de l’OTAN, sa pertinence en tant qu’entité hégémonique régionale.

Personne ne l’a vu venir, n’est-ce pas ?

Comment en est-on arrivé là ?

C’est un secret de Polichinelle qu’au cours des dernières décennies, de nombreux experts en politique étrangère avertirent que l’expansion continue de l’OTAN vers l’est, associée à la rhétorique de plus en plus véhémente des États-Unis et du Royaume-Uni et aux politiques agressives dirigées contre la Russie, finirait par fomenter une guerre en Ukraine.

Parmi ceux-ci, des sommités comme George Kennan et Henry Kissinger. Kennan, l’architecte de la politique américaine d’endiguement soviétique pendant la guerre froide, était catégorique sur le fait qu’une expansion incontrôlée de l’OTAN finirait par conduire à une guerre avec la Russie. Kissinger était d’accord et pensait que l’Ukraine ne devrait pas être dominée ni par l’OTAN ni par la Russie, mais plutôt servir de pont neutre entre l’Est et l’Ouest.

L’un des plus grands spécialistes américains des relations internationales, le professeur John Mearsheimer, tira également la sonnette d’alarme. Il insista succinctement sur ce même point lors d’entretiens publics et de conférences [1], mais même ses arguments convaincants et réalistes ne suscitèrent que peu d’intérêt au sein de la clique menant la politique étrangère de Washington.

Les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe occidentale s’engagèrent pleinement sur cette voie après le coup d’État de Maïdan en février 2014 en Ukraine, en particulier après la prétendue «annexion» de la Russie (comme l’appellent les Occidentaux, alors que les Russes la considèrent comme une réunification) de la Crimée, un acte qui déclencha certaines des sanctions économiques les plus sévères jamais imposées par les États-Unis et l’Union européenne à l’encontre de la Russie.

Et ainsi, Le Grand Jeu se remit à nouveau véritablement en marche.

Sans aucun doute, l’une des conséquences matérielles du coup d’État de 2014 à Kiev, soutenu par les États-Unis, fut la perte de la péninsule de Crimée par l’Ukraine au profit de la Fédération de Russie en février/mars de la même année. Deux facteurs principaux firent de ce transfert un fait accompli. Premièrement, avec une population majoritairement russe, les Criméens considéraient le renversement anticonstitutionnel du président démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch à Kiev comme une prise illégitime du gouvernement et craignaient des représailles ethniques contre les Russes et les citoyens russophones de la part des radicaux ukrainiens nationalistes qui prirent le pouvoir, soutenus par l’Occident.

Cette politique de privation de droits et de purification (par laquelle un nouveau régime interdit à tout opposant à sa légitimité de participer au processus politique) avait déjà fait son apparition dans d’autres régions d’Ukraine essentiellement russophones, dans la région orientale du Donbass où des manifestations contre le régime putschiste illégal de Kiev éclatèrent à Donetsk et à Louhansk. Les manifestants furent soudainement traités comme des insurgés pour n’avoir pas reconnu le nouveau gouvernement putschiste à Kiev qui suspendit effectivement la représentation parlementaire des partis du Donbass et déploya même l’armée pour réprimer l’opposition politique croissante.

Sachant qu’elles pourraient connaître le même sort, les municipalités locales de Crimée organisèrent un référendum régional sur la sortie de l’Ukraine et l’adhésion à la Fédération de Russie. Le résultat fut écrasant avec environ 95 % en faveur de la sécession. Le processus fut d’autant plus facile que la Crimée accueille l’une des plus grandes installations militaires de Russie, abritant quelque 20 000 personnels, située à l’extrémité sud de la Crimée dans la ville portuaire de Sébastopol. Depuis l’époque de Catherine la Grande, c’est le siège historique de la flotte russe de la mer Noire et, depuis la chute de l’Union soviétique, la Russie louait la base à l’État ukrainien.

Il convient de noter que rien de tout cela ne se serait déroulé sans problème si l’écrasante majorité de la Crimée n’avait pas soutenu le nouveau mandat. Ceci, ainsi que le fait que la Crimée avait appartenu à la Russie jusqu’en 1954, date à laquelle Nikita Khrouchtchev, alors Premier ministre soviétique, céda la péninsule à la république soviétique d’Ukraine une mesure purement politique destinée à s’attirer les faveurs de l’Ukraine à l’époque explique pourquoi ce changement de la garde se déroula pratiquement sans heurts.

Cela nous amène à la deuxième raison pour laquelle la Crimée fut réunifiée à la Russie. Du point de vue de la sécurité nationale, Moscou ne pouvait pas risquer le sort de son principal port naval aux mains des machinations d’une junte nationaliste radicale instable, et soutenue par les États-Unis à Kiev. Du point de vue de la Russie, si l’Ukraine devenait membre de l’UE, ou pire, si elle venait à être intégrée à l’alliance de l’OTAN, ce ne serait qu’une question de temps avant que le port d’eau chaude si cher à Moscou ne soit menacé, et que cela ne ferme l’accès de la Russie à la mer Méditerranée.

Si l’Ukraine rejoignait l’OTAN et tentait ensuite de reprendre la Crimée par la force, la Russie serait obligée de riposter, déclenchant ainsi l’article 5 de l’OTAN, ouvrant la porte à une guerre totale entre l’OTAN et la Russie. Pour la Russie, ce risque était tout simplement inacceptable. D’un point de vue politique, cette série d’événements peut être considérée comme tout à fait logique, et non comme les machinations impulsives d’un despote instable à Moscou.

La décision géopolitique rusée, mais finalement nécessaire, de la Russie irrita l’Occident au plus haut point. À partir de ce moment, Washington et Londres furent déterminées à trouver de nouveaux moyens d’isoler la Russie, en commençant par un travail visant à la discréditer et à l’isoler au niveau international et en visant, d’une manière ou d’une autre, à reprendre le Donbass et la Crimée, tout en se rapprochant toujours plus d’un changement de régime à Moscou. C’était le plan général, et les planificateurs de guerre à Washington et à Bruxelles s’y tiennent.

Une guerre pas comme les autres

À toutes fins utiles, la Troisième Guerre mondiale a déjà commencé. Il s’agit d’une guerre menée à plusieurs niveaux, et la conflagration en Ukraine n’est peut-être qu’un début.

La « communauté internationale » dont on entend souvent parler…

Pour sa part, l’Occident a déclaré une guerre économique totale contre la Russie, comprenant un embargo total sur le commerce, ainsi que l’interdiction et la restriction des communications, des médias, de la culture et même de la participation russe aux sports internationaux. Qui eût imaginé qu’une grande puissance mondiale puisse être annihilée, du moins dans les sphères d’influence occidentales de la «Communauté internationale», comme on l’appelle communément la confédération moralisatrice composée principalement de l’Amérique du Nord, du Royaume-Uni, de l’Union européenne, du Japon, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ? Le reste du monde notamment la Chine, l’Inde, l’Afrique, le Moyen-Orient et une grande partie de l’Amérique du Sud, dont le Brésil ont adopté une position beaucoup plus neutre à l’égard de la Russie.

Mais afin de vraiment comprendre ce qui se passe, nous devons réfléchir à la manière dont nous sommes arrivés à ce point de l’histoire, et peut-être spéculer sur la direction que prendront les événements une fois que la poussière sera enfin retombée sur cette phase du conflit.

Comment nous sommes arrivés là

La narrative répandue dans le discours populaire des médias de masse occidentaux est que cette guerre est sortie de nulle part un acte impulsif d’orgueil de la part d’un «fou» et dictateur instable, le président russe Vladimir Poutine, qui a simplement décidé un jour d’envahir l’Ukraine pour réaliser son ambition de reconstituer l’ancien empire soviétique. C’est une position de repli privilégiée par la plupart des politiciens et experts américains et britanniques. Si seulement c’était vrai.

En réalité, nous assistons à la conclusion logique d’une série d’événements et de provocations venant de l’OTAN et de l’Ukraine elle-même. Depuis son invitation ouverte à l’Ukraine et à la Géorgie lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, l’Occident a régulièrement fourni des armes, des «conseillers» militaires et d’autres soutiens techniques et de renseignement à ces anciennes républiques soviétiques. La Russie pourrait-elle se permettre d’attendre l’arrivée de missiles à moyenne portée fabriqués aux États-Unis dans ces pays ?

Pour ces raisons, entre autres, l’intervention militaire russe ne surprit pas les poids lourds de la politique étrangère comme Kissinger ou Mearsheimer. Même le conseiller politique du président ukrainien Vodolymyr Zelenskyy, Oleksiy Arestovich, avait prédit que cet affrontement aurait lieu lors d’une interview en 2019 [2].

Si cela n’est pas assez convaincant, lisez le rapport stratégique de 2019 de la RAND Corporation, «Affaiblissement et déséquilibre de la Russie» [3], qui décrit, références à l’appui, comment l’objectif principal de Washington fut de saper la Russie. en répétant ce qu’il considère comme des succès passés contre l’Union soviétique pendant la guerre froide. Seulement cette fois-ci, plutôt que de «se prémunir pour la paix» en s’engageant simultanément dans des relations bilatérales productives ou en devançant l’ennemi en termes d’armes et de technologie, le rapport estime que l’OTAN devrait se concentrer sur l’adoption d’une gamme vertigineuse de mesures anti-russes dans ce qu’elle appelle une guerre hybride. Cela implique de mobiliser les membres de l’OTAN contre la Russie, de s’engager dans une guerre politique et économique et de prendre des mesures actives sur tous les fronts de la guerre de l’information. Alors que le communisme contre le capitalisme fut la dialectique déterminante qui façonna la stratégie et les tactiques pendant l’ancienne guerre froide, de nouvelles lignes de fracture quasi idéologiques devraient être recadrées, comme «dictature contre démocratie» en fomentant des divisions sur des bases religieuses et ethno-nationalistes. Au-delà de cela, il y a les théâtres militaires. Pour les planificateurs de guerre de RAND, ceux-ci sont classés en fonction des risques perçus, des avantages et de la «probabilité de succès».

Le rapport RAND suggère également de capitaliser sur ce que l’Occident perçoit comme les inquiétudes «profondément enracinées» de la Russie face aux provocations occidentales et conseille d’exploiter cette vulnérabilité pour amener la Russie à réagir. Et c’est ce qu’elle fit.

Lorsque la Russie lanca son intervention militaire en Ukraine le 24 février 2022, il s’agissait du point culminant d’une longue série d’événements qui avaient effectivement placé la Russie dans un dilemme en matière de sécurité nationale qu’il serait difficile d’éviter sans faire de sérieux compromis, ce qui pourrait éventuellement dégrader sa position actuelle de puissance mondiale à court terme mais, plus important encore, constituer un risque grave pour son intégrité territoriale à long terme.

Opération Z : Poutine tend le piège ?

Afin de présenter une analyse approfondie de cette impasse historique dans laquelle se trouve l’Ukraine, nous devons d’abord renvoyer la scène quelques siècles en arrière, suivi d’une description détaillée des deux guerres mondiales, et donner une brève analyse de la formation et de la dissolution de l’Union soviétique, y compris un aperçu détaillé du développement post-soviétique de ses États satellites respectifs. Dans le New Dawn n°191 (mars-avril), j’ai abordé certaines des rivalités historiques entre les empires britannique et russe dans mon article «Le Grand Jeu 2.0 : ce qui se cache derrière la crise ukrainienne».

Pour cette analyse, nous avançons la chronologie à février 2014, jusqu’au tristement célèbre soulèvement de Maïdan, connu localement sous le nom de «Révolution de la dignité» à Kiev. Alors que les grands médias aiment décrire cette révolution de couleur comme un soulèvement populaire «incarnant l’esprit de la démocratie occidentale» avec de jeunes Ukrainiens exprimant leurs aspirations européennes, la dure réalité est qu’il s’agissait d’un violent coup d’État, conduisant à l’éviction d’un Président démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch. Les preuves révèlent désormais qu’il fut remplacé par une succession de marionnettes politiques américaines triées sur le volet et installées pour exécuter les ordres des praticiens du changement de régime à Washington.

Ceci fut exposé en détail lors d’une fuite téléphonique entre la sous-secrétaire d’État américaine de l’époque, Victoria Nuland, et l’ambassadeur américain Geoffrey R. Pyatt à Kiev. Le degré avec lequel ils géraient leur nouveau régime était étonnant. La séquence complète des événements est bien documentée dans le film de 2016 du réalisateur Igor Lopatonok, Ukraine en feu, avec Oliver Stone.

Il s’avère que cette prise de contrôle hostile de la politique ukrainienne était en préparation depuis très longtemps. L’aspect peut-être le plus choquant du coup d’État de Maidan de 2014 fut la manière dont les États-Unis et leurs alliés exploitèrent le pouvoir des cellules nationalistes radicales d’extrême droite d’Ukraine pour imposer une ligne politique dans les rues des villes et villages du pays.

Beaucoup qualifient des mouvements tels que Secteur Droit (Pravyy Sektor) et leurs factions militantes paramilitaires et «corps de volontaires» respectifs de néo-nazis. Cependant, ils sont bien plus que cela. Selon toute mesure raisonnable, il ne s’agit pas de «néo-nazis», mais plutôt d’authentiques nazis adeptes de l’idéologie nazie, descendants de la lignée politique (et, dans certains cas, généalogique) des brigades ukrainiennes occidentales d’Hitler, et inspirés par des personnalités controversées comme Stepan Bandera, qui est encore aujourd’hui idolâtré par les nationalistes radicaux en Ukraine. Bandera fut le chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens dans les années 1930 et 1940, qui combattit aux côtés des Waffen SS lors de la marche de la terre brûlée de l’Allemagne nazie vers Stalingrad. Il est de notoriété historique que les Bandéristes se livrèrent à des pogroms et à des atrocités contre les Juifs, dans le cadre de l’Holocauste plus large, ainsi qu’au massacre des Polonais. L’histoire révèle également que Washington et la CIA préparèrent des cellules bandéristes dans l’ouest de l’Ukraine après la Seconde Guerre mondiale grâce à des programmes comme l’Opération Aérodynamique [4].

Après le coup d’État de Maïdan, Washington nomma le Premier ministre par intérim Arseni Iatseniouk, suivi de l’oligarque milliardaire, le président Petro Porochenko, qui rassembla ces mêmes forces nationalistes radicales et commenca à les intégrer dans la structure militaire ukrainienne. Des milices extrémistes comme les bataillons Aidar et Azov furent chargées d’aider Kiev à poursuivre une guerre civile brutale dans la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, pour réprimer la rébellion contre le gouvernement post-coup d’État que l’opposition rebelle de Donetsk et de Luhansk considérait comme un régime inconstitutionnel.

Après son élection, Porochenko lanca une «opération antiterroriste» dans les régions de l’Est, en mobilisant toute la force de l’armée ukrainienne contre son propre peuple. S’en est suivi une guerre civile sanglante qui dura huit ans et qui fut systématiquement occultée par la politique et les grands médias occidentaux. Il était essentiel pour les États-Unis, les Britanniques et leurs partenaires de l’OTAN d’enterrer cette vérité qui dérange, afin de conditionner l’opinion publique occidentale à ne voir aucun mal dans une Ukraine «démocratique» nouvellement créée.

Pendant ce temps, la Russie était furieuse, mais elle ne pouvait pas intervenir militairement en Ukraine pour protéger les Russes de souche sans provoquer un incident international majeur. Au lieu de quoi, elle fournit une aide diplomatique et économique, sans aucun doute un soutien militaire spécial et une formation technique, comprenant probablement des armes, du matériel, du renseignement ainsi qu’un soutien en matière de communications. De son côté, Moscou offrit également une couverture médiatique internationale inestimable du conflit à travers des médias russes tels que Russia Today (RT) et Spoutnik.

Afin de désamorcer la situation, la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, la France et l’Allemagne rédigèrent les accords de Minsk, ou «Minsk I et II», respectivement en 2014 et 2015. Cela contribua, dans un premier temps, à atténuer les combats qui avaient déjà fait des milliers de morts et déplacé plusieurs centaines de milliers de gens de la région. Il est important de noter ici que le processus de Minsk fut codifié par la résolution 2202 du Conseil de sécurité de l’ONU, approuvant à l’unanimité «l’ensemble de mesures pour la mise en œuvre des accords de Minsk». Mais malheureusement, dans les années qui suivirent, les gouvernements successifs de Kiev, soutenus par les États-Unis, sapèrent systématiquement l’accord et, plutôt que de désamorcer les combats dans le Donbass, accrurent le renforcement militaire, aboutissant à une augmentation massive des déploiements de troupes et d’équipements dans la région sous le président Zelenskyy.

Ironiquement (ou pas), Zelensky se présenta aux élections en 2019 sur la promesse d’unifier le pays et de «ramener la paix» dans le Donbass, ce qui ne fut pas le cas. Au lieu de cela, la violence et la prolifération des milices d’extrême droite dans le Donbass augmentèrent considérablement. Il est clair que c’était ce que voulaient les Ukrainiens, mais fut bien éloigné de ce qui se produisit finalement. Pour aggraver les choses, Zelensky jeta de l’huile sur le feu en courtisant constamment l’adhésion à l’OTAN alors que lui (et ses partenaires occidentaux) savaient très bien qu’il s’agissait d’une ligne rouge absolue pour la Russie. Zelensky aurait pu désamorcer les tensions plus tôt en désavouant les aspirations de l’OTAN et en déclarant l’Ukraine État neutre. Le coup de grâce survint en février 2022 après que Zelensky eut déclaré lors de la conférence de Munich sur la sécurité qu’il souhait que son pays se dote de l’arme nucléaire. À ce stade, peu furent ceux pouvant affirmer que la Russie n’avait pas de raisons suffisantes de prendre une décision audacieuse afin de garantir ses propres intérêts vitaux en matière de sécurité nationale.

Il n’est pas du tout surprenant que la plupart des experts occidentaux sont largement indifférents à cette progression des événements et que les actions concertées de la Russie sont autant politiques que militaires. Le grand stratège Carl von Clausewitz l’exprima parfaitement dans son texte fondateur One War [ Une guerre ] : «La guerre est simplement la continuation des relations politiques avec l’ajout d’autres moyens.»

Au printemps 2021, Moscou augmenta la fréquence de ses exercices et manœuvres militaires, rassemblant davantage de forces militaires le long de sa frontière avec l’Ukraine. En décembre de la même année, Washington et ses alliés commencèrent à tirer la sonnette d’alarme sur le projet d’invasion de l’Ukraine par la Russie. Moscou adressa une lettre urgente à Washington exigeant que ses préoccupations en matière de sécurité soient immédiatement prises en compte pour éviter une nouvelle escalade, mais ses ouvertures furent largement rejetées et ignorées par le Département d’État américain. Au cours des trois mois suivants, les sonnettes d’alarme occidentales dominèrent la couverture médiatique, tandis que la Russie niait toute intention de déplacer ses forces en Ukraine.

Puis, le 21 février, quelque chose d’extraordinaire se produisit : Vladimir Poutine tendit le piège.

Après huit longues années d’effusion de sang et d’échecs des négociations de paix, le président russe annonça sur les ondes la reconnaissance formelle par Moscou des républiques indépendantes de Donetsk et de Louhansk. D’un point de vue juridique, cela les qualifia immédiatement pour bénéficier d’une protection militaire officielle russe, y compris la mise en place de couloirs humanitaires qui furent rapidement ouverts. Après plus de sept ans de diplomatie au point mort, Moscou choisit finalement d’abandonner l’accord de Minsk, déjà mort, et de s’occuper directement de la situation dans le Donbass et de la menace à sa sécurité nationale que représente une Ukraine contrôlée par les États-Unis et occupée par l’OTAN [5].

Le 24 février, Poutine revint à nouveau sur les ondes pour prononcer une conférence d’une heure sur l’histoire géographique, culturelle, politique et géopolitique de l’Ukraine et ses relations interconnectées avec la Russie. Les experts occidentaux restèrent perplexes. Pourquoi Poutine donnait-il cette masterclass en histoire soviétique et en articulation de concepts qui sous-tendent la doctrine de sécurité nationale de la Russie ?

Ces questions trouvèrent rapidement une réponse lorsque Moscou annonça son intervention militaire baptisée «Z», envahissant effectivement l’Ukraine dans quatre directions différentes, avec les objectifs suivants : sécuriser le Donbass, puis «démilitariser» et «dénazifier» l’Ukraine. En l’espace de 72 heures, les forces armées russes avaient lancé leur «opération militaire spéciale» (OMS).

Pour l’Occident, dénoncer l’invasion surprise de l’Ukraine par la Russie signifie qu’ils découvraient soudainement le concept du droit international en pointant l’article 51 de la Charte des Nations Unies sur la manière dont la communauté internationale doit condamner cette violation flagrante de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Même si cela peut être vrai en ce qui concerne la lettre de la loi dans ce cas, de tels traités internationaux n’ont jamais gêné les États-Unis ni leurs alliés dans un passé récent ni en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie, en Yougoslavie, ni au Vietnam pour n’en nommer que quelques uns. La même chose pourrait être dite des incursions et des occupations turques à Chypre et dans le nord de la Syrie, et en particulier de l’incursion israélienne qui dure depuis 75 ans et de l’occupation illégale et du nettoyage ethnique systématique de la population palestinienne indigène.

À la suite de l’OMS russe, l’Occident adopta une réponse réflexive et collective sans précédent un programme de domination totale qui comprend des stratégies superposées de guerre hybride, dont les résultats modifièrent invariablement l’ordre mondial actuel.

Guerre hybride et domination totale

Les gouvernements et les structures militaires sont engagés dans une guerre hybride. Si vous vivez en Occident, on ne vous dit pas que vous êtes immergé dans un théâtre de conflit permanent, un hippodrome à 360 degrés de guerre de l’information avec mesures et contre-mesures actives. Même des spectateurs apparemment innocents le grand public sont considérés par les gouvernements et les stratèges militaires comme des participants actifs du théâtre de guerre au sens large.

Ceci fut toujours le cas tout au long de l’histoire, exprimé sous forme de propagande et de puissance douce, avec les citoyens de n’importe quel pays, quel que soit leur camp, se retrouvant dans une guerre pour la vieille «bataille pour les cœurs et les esprits». Le processus d’engagement public nécessite également un ingrédient incendiaire pour le conduire, par lequel l’État conditionne le peuple à craindre et à haïr l’ennemi du jour. Sans ce sentiment de menace personnelle et collective, ou à tout le moins, au sens orwellien de «deux minutes de haine», les membres du public ne se sentent pas investis civiquement et émotionnellement dans le processus.

En outre, un nouveau complément au théâtre militaire est la cyberguerre, désormais présentée par les planificateurs occidentaux comme un domaine clé pour renforcer les capacités offensives et défensives. Klaus Schwab, à Davos, joue sur cette conflagration numérique avec les simulations de table «Cyber Polygon» du Forum économique mondial.

Même si les médias de grand chemin tentent de le décrire, ce conflit entre la Russie et l’Occident n’est pas le légendaire affrontement «chapeau noir contre chapeau blanc». Au contraire, il est incroyablement complexe avec de nombreuses couches superposées d’histoire, de culture, de conflits ethniques et de forces politiques et géopolitiques qui poussent et tirent divers acteurs à la fois sur le théâtre de la guerre et à sa périphérie.

Il est crucial de comprendre qu’il s’agit d’une guerre par procuration opposant une OTAN dirigée par les États-Unis et le Royaume-Uni à la Russie, utilisant l’Ukraine comme mandataire, ou comme gourdin, pour pousser l’ours russe. Cela s’est produit à de nombreuses reprises pendant la guerre froide, et il n’est pas surprenant que l’histoire se répète ici. Comme elle ne peut pas s’engager de manière militaire directe, l’OTAN applique le modèle syrien : faire entrer en Ukraine un nombre illimité d’armes meurtrières, de fournitures et de conseillers militaires, dans le but exprès énoncé dans le document RAND d’épuiser et d’«affaiblir» la Russie. Les planificateurs occidentaux se vantent ouvertement de créer «un autre Afghanistan» pour la Russie.

Guerre économique

Une partie de cette guerre hybride fut la «mère de toutes les sanctions», une guerre économique totale menée par l’Occident contre la Russie pour détruire son économie, dans l’espoir qu’elle incite la population russe à se soulever et à renverser son dirigeant. Il s’agit d’une tentative d’éliminer ce qui est sans doute le premier producteur mondial de matières premières exportant une grande part du gaz, du pétrole, du blé, des engrais, des minéraux et des composants clés pour les industries hautement mondialisées de l’énergie nucléaire et de l’exploration spatiale.

La décision par le bloc occidental d’interdire et de restreindre l’achat de gaz naturel, de pétrole, de nourriture et d’engrais russes fut prise alors même que l’Europe dépend trop de ces approvisionnements russes pour chauffer ses maisons et fournir de l’électricité, des minéraux et des produits pour faire fonctionner ses industries et mettre de la nourriture dans ses assiettes. Ce pacte de suicide économique collectif hautement autodestructeur se retourne déjà de manière spectaculaire contre l’Occident, déclenchant des tumultes sur des marchés du gaz naturel et du pétrole déjà fragiles, et provoquant des pénuries alimentaires, des perturbations de la chaîne d’approvisionnement et un manque d’approvisionnements disponibles et abordables en céréales, en huile de tournesol, en engrais et autres produits de base essentiels.

Certains agriculteurs d’Occident ne peuvent pas semer au printemps, soit à cause du manque d’approvisionnement, soit à cause du prix trop élevé des engrais, ce qui rend l’agriculture non rentable. Une hausse des prix du carburant a déclenché des niveaux d’inflation record dans tous les pays occidentaux, entraînant une baisse du niveau de vie des classes populaires et moyennes dans tout le monde occidental.

Autre développement important, fin mars, les États-Unis sanctionnèrent la Banque centrale de Russie et saisirent quelque 300 milliards de dollars d’actifs russes en devises étrangères dans le but de provoquer un Armageddon financier en Russie. Le président Poutine renversa la situation en annonçant que la Russie n’accepterait plus les dollars et les euros pour son gaz et son pétrole et que le paiement devrait être effectué en roubles. D’un trait de plume, Poutine fit du rouble russe une sorte de monnaie de réserve, ce qui eut un effet immédiat sur le monopole quasi mondial du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale prééminente. Pour que cette décision perdure, Poutine rattacha le rouble à l’or, faisant ainsi du rouble une monnaie indexée sur l’or. La monnaie russe fut renforcée par le fait d’être adossée à un panier de matières premières essentielles comme le pétrole, le gaz et le blé. Il est intéressant de noter que c’est exactement cette même démarche qui propulsa l’économie américaine après la Seconde Guerre mondiale, suite aux accords de Bretton Woods.

Le temps nous dira dans quelle mesure cela se passera bien pour l’économie russe, mais les premiers signes montrent que les économies occidentales souffrent le plus du retour de bâton des sanctions le genre de dommages qui pourraient éventuellement entraîner des conséquences politiques lors des élections.

Les seules personnes en Occident qui semblent satisfaites de ces ruptures sont le lobby vert et les paroissiens de la Grande Réinitialisation de Klaus Schwab, tous deux rêvant d’exploiter cette crise artificielle pour faire avancer leurs programmes «durables» et faire valoir l’argument selon lequel les combustibles fossiles sont désormais trop chers et sont un handicap pour la stabilité mondiale (car ils sont censés remplir les poches de la machine de guerre russe).

Cela marchera t-il ou tout cela va t-il virer au drame ? Vous pourriez demander aux banquiers centraux qui ont certainement profité de cette crise pour accélérer le déploiement d’une nouvelle monnaie numérique de banque centrale (CBDC), totalement conforme à la société numérique mondiale fiduciaire et sans numéraire de la Grande Réinitialisation, avec ses portefeuilles d’identification numérique, devant être liée à vos crédits sociaux et carbone. Beaucoup pensent, à juste titre, que cela ressemble beaucoup à la dernière étape de mise en œuvre du plan mondialiste visant à asservir la planète. Il devient de plus en plus difficile de contester cette théorie du complot.

Assistons-nous à l’émergence d’un nouvel ordre mondial bipolaire, voire multipolaire avec la Russie et la Chine menant l’Eurasie dans une direction tandis que Klaus et l’Occident se dirigent vers leur «utopie» technocratique numérique ? Si cela se produit, nous pourrions voir une économie mondiale et des médias numériques divisés, aux extrémités polaires d’un ordre mondial divisé, avec des règles, des valeurs et des pratiques différentes selon les hémisphères.

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Négocier pour arriver à un Nouveau Monde

Au moment où nous mettons l’article sous presse, l’acteur et homme d’État ukrainien Volodymyr Zelenskyy s’était encore exhibé (via Zoom) devant le Congrès américain, les parlements britannique, canadien et australien, ainsi que le Conseil de l’Europe à Bruxelles, avec les dirigeants occidentaux, chantant avec enthousiasme le mantra nationaliste Slava Ukraini ! (Gloire à l’Ukraine!)

Cette question est devenue une cause mondialement célèbre en Occident, avec les drapeaux ukrainiens flottant sur les bâtiments municipaux, les entreprises et les épinglettes ; les écoliers et les églises vendant des pâtisseries ; les hôtesses des compagnies aériennes faisant passer la casquette sur les vols long-courriers ; et autres collectes de fonds en ligne sans fin, toutes collectant des fonds pour la cause ukrainienne alors que tout le monde se joint à la plus grande campagne de signalement de vertu géopolitique de l’histoire moderne.

Cependant, rien de tout cela ne changera la réalité sur le terrain.

Ce que nous savons des pourparlers en cours sur la résolution du conflit entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’il y a une perte de temps qui est probablement dirigée en coulisses par le Département d’État américain. En référence au rapport RAND cité précédemment et à la stratégie États-Unis/Royaume-Uni/OTAN, des négociations prolongées autorisent le flux sans restriction d’armes à travers la frontière polonaise vers l’ouest de l’Ukraine. Mais plus Kiev traîne en longueur, plus l’Ukraine de Zelensky risque de perdre du territoire. Le territoire actuellement détenu par les forces russes commence à ressembler à la «Novorossiya»[ Nouvelle Russie ] historique, qui est également la confédération proposée de la République populaire de Donetsk et de Louhansk. Cela créerait un pont terrestre s’étendant de la Moldavie à la Crimée, en passant par Marioupol et jusqu’à Kharkov. Le reste de l’actuel État ukrainien aurait perdu l’accès à la mer Noire.

Un autre résultat potentiel serait de fournir à l’Occident et à ses médias une «issue» pour sauver la face un peu comme «l’invasion qui s’est si mal déroulée pour la Russie et qui l’a tellement épuisé qu’elle a finalement été contrainte de négocier un règlement en raison de la courageuse résistance dirigée par Zelenskyy» : rappelez-vous que la machine de relations publiques occidentale peut transformer n’importe quoi en victoire, peu importe à quel point les choses se sont vraiment dégradées.

L’un des aspects les plus extraordinaires de cette histoire est la révélation que quelques jours seulement avant l’invasion russe, le chancelier allemand Olaf Scholz proposa à Zelensky un accord de paix alors qu’il participait à la conférence de Munich sur la sécurité, mais le président ukrainien la refusa [6]. L’accord de paix était «que l’Ukraine devrait renoncer à ses aspirations à l’OTAN et déclarer sa neutralité dans le cadre d’un accord de sécurité européen plus large entre l’Occident et la Russie» et que «l’accord serait signé par M. Poutine et M. Biden qui garantiraient conjointement la sécurité de l’Ukraine». Il fut rapporté que Zelensky avait rejeté l’offre, affirmant que «on ne pouvait pas faire confiance à Poutine pour respecter un tel accord et que la plupart des Ukrainiens voulaient rejoindre l’OTAN».

Zelensky était-il en mesure d’apaiser les tensions et d’annuler l’une des principales raisons de l’invasion russe ? Mais à cause d’une combinaison d’incompétence et de pressions de la part des faucons américains anti-russes, a-t-il commis l’une des erreurs les plus imprudentes et les plus fatales de l’histoire ?

Cette séquence rapide d’événements mit en lumière la faillite intellectuelle, éthique et morale du chauvinisme néolibéral occidental et son narcissisme civilisationnel postmoderne. Cette phase de domination unipolaire touche peut-être à sa fin.

C’est une période de grandes turbulences, mais c’est aussi une période de grandes révélations. En seulement quelques mois, cette guerre est déjà en train de remodeler l’ordre mondial, et d’ici peu, ce ne sera peut-être plus le même ordre mondial que celui imaginé par les grands planificateurs.

Ne regardez pas maintenant, mais ce sont là les moments intéressants dont vous avez toujours rêvés.

Le grand réveil continue…

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Traduit de l’anglais par BibiCabaya (28 février 2024).

Source : New Dawn Magazine https://www.newdawnmagazine.com/articles/why-did-russia-really-invade-ukraine


Notes de bas de page

1 John Mearsheimer : L’Occident est-il responsable de la crise ukrainienne ? https://21stcenturywire.com/2022/03/02/john-mearsheimer-is-the-west-responsible-for-the-ukraine-crisis/

2 L’ancien conseiller présidentiel ukrainien a parfaitement prédit l’invasion russe en 2019, www.intellinews.com/former-ukrainian-presidential-advisor-perfectly-predicted-russian-invasion-in-2019-238183/

3«Overextending and Unbalancing Russia» RAND Corp. www.rand.org/pubs/research_briefs/RB10014.html

5 Bio Labs Pentagone-Ukraine : The Hunter Biden Connection [ Laboratoires biologiques Pentagone-Ukraine : La connexion Hunter Biden ] https://21stcenturywire.com/2022/03/23/pentagons-ukraine-bio-labs-the-hunter-biden-connection/

6 La marche de 20 ans de Vladimir Poutine vers la guerre en Ukraine – et comment l’Occident l’a mal gérée, https://www.wsj.com/articles/vladimir-putins-20-year-march-to-war-in-ukraineand-how-the-west-mishandled-it-11648826461

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