JE N’AI JAMAIS ÉTÉ AUSSI UTILE À LA SOCIÉTÉ… QU’EN ÉTANT AU CHÔMAGE
Lettre ouverte d’une chômeuse utile
Je m’appelle Camille, j’ai 29 ans, j’ai fait de grandes études, j’ai eu une carrière de cadre supérieur en marketing pour de grands groupes industriels du CAC40, et cela fait 1 an que je suis au chômage. Et je viens de passer… la meilleure année de ma vie car je ne me suis jamais sentie autant utile à notre société qu’en étant au chômage.
J’écris aujourd’hui ce message à mes proches qui s’inquiètent de ma situation, du trou dans mon CV, qui me demandent chaque fois avec un peu d’anxiété «Mais qu’est-ce que tu fais en ce moment ?», «Et tu cherches du travail ?». Et aussi à tous ceux qui m’interrogent : «Tu fais quoi dans la vie ?», et pour qui mes réponses équivalent à un “rien” (je n’ai pas de poste au nom rutilant), et pour moi à “tout”. Mais j’écris aussi à ceux qui décrient les chômeurs comme des assistés, des vampires d’ASSEDIC, des paresseux, ou ceux qui crient au scandale quand on leur parle de revenu universel.
Laissez-moi vous partager mon expérience
J’ai quitté mon poste de cadre sup et mon salaire confortable, il y a un an. Pourquoi ? Car j’avais ce sentiment profond qui me rongeait que ce que je faisais n’avait pas de sens, que je passais mon temps à détruire le futur de notre société, en manipulant les masses par de fausses promesses de bonheur, de beauté assurée, de reconnaissance sociale, s’ils consommaient les produits que je vendais. Je faisais partie d’un système pervers qui veut vous faire croire que la croissance infinie dans un monde fini est possible, et que, pour que vous puissiez consommer toujours plus, la destruction de notre écosystème n’est pas un problème.
Alors je suis partie. Mais je me suis bien vite fait rattraper et stigmatiser : «Tu vas faire quoi ?», «c’est quoi ton nouveau plan de carrière, ton nouveau plan de reconversion ?». Je me sentais très coupable de dire que je n’en avais pas. La pression sociale était énorme, elle venait de toute part, de l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de moi car ce que je faisais était très peu compris ; il fallait que je retourne rapidement dans le rang, d’une manière ou d’une autre.
Mais j’ai résisté, j’ai fait taire mes doutes et j’ai tenu. J’ai réussi à m’écouter et à assumer mes choix sans me laisser influencer par le regard des autres. Alors, face à cette page blanche, j’ai décidé de faire des choses qui avaient du sens à mes yeux, je me suis laissée voguer au gré de mes passions et de mes convictions, en acceptant de ne pas avoir de but précis, de simplement partir de ce dont j’avais envie. Cette démarche m’a permis deux choses : m’épanouir et contribuer au bien commun.
- M’épanouir car j’ai enfin eu le temps de me plonger et de me former à des sujets qui m’intéressaient. J’ai enfin eu le temps de lire, d’aller à des conférences, de suivre des cours en ligne gratuits (MOOC), de suivre des formations sur les thématiques de la transition écologique. J’ai aussi eu du temps à consacrer à mon développement personnel, de plonger à l’intérieur de moi pour mieux me connaître, m’écouter, m’apaiser et entamer ce prodigieux chemin vers la spiritualité.
- Forte de ces nouvelles compétences et connaissances, j’ai aussi pu les faire partager, et j’ai eu du temps pour me consacrer aux autres. Je me suis engagée dans de nombreuses associations écologiques, sociales et solidaires. J’ai contribué à des projets novateurs et collaboratifs en travaillant dans un supermarché coopératif et dans un bar participatif qui sont des laboratoires d’initiatives pour le monde de demain. J’ai contribué à faire de la démocratie en montant un comité de suivi citoyen sur mon territoire, à œuvrer avec la mairie à rendre ma ville plus résiliente, soutenable et solidaire. J’ai organisé des apéro-débats citoyens pour réunir des inconnus et faire grandir nos visions mutuelles sur des grands enjeux de société. J’ai accompagné des entrepreneurs de l’ESS à renforcer leurs projets, j’ai participé à l’écriture d’un MOOC pour aider des professionnels du tourisme et de l’événementiel à réduire leurs déchets. J’ai organisé des ateliers d’initiation à d’autres modes de consommation : sur le zéro déchet et la cosmétique naturelle. J’ai partagé mes astuces d’un mode de vie de déconsommation et zéro déchet sur ma page Instagram, puis dans les médias, pour diffuser au plus grand nombre que des alternatives existent à une consommation et à un capitalisme débridés. Bref, mon année de chômage a été intense, chargée, passionnante, pleine de rencontres et de projets. Je marche encore en aveugle sur cette route, je n’en connais toujours pas la destination mais j’apprécie le chemin, et c’est ce qui est important.
Vous trouvez que je vis aux crochets de la société ?
Je n’ai jamais été autant utile à ma planète et à la société qu’aujourd’hui. Avant, je contribuais à détruire notre futur, aujourd’hui, je contribue à en construire un nouveau, plus désirable et durable. Chaque jour je me bats pour changer le monde. Modestement certes, à mon échelle, mais avec un pouvoir d’influence qui me surprend chaque jour. Auparavant, l’argent que je gagnais, je le dépensais dans une quantité de biens de consommation de grandes marques pour compenser mes frustrations et me donner l’illusion d’une satisfaction personnelle. Aujourd’hui je ne dépense l’argent de mes indemnités chômage qu’auprès de commerçants de quartiers, de petites marques éthiques et locales, d’associations qui contribuent à redynamiser le tissu local.
Quand je raconterai ma vie à mes petits enfants, je n’ai pas envie de leur dire que j’étais un « high potential » au service d’une filière d’une grande entreprise. Je veux leur dire que j’ai tenté de toutes mes forces de protéger le monde dans lequel ils vivent, que j’ai lutté pour qu’ils connaissent les animaux que j’ai connus, que j’ai construit des solutions pour qu’ils évoluent dans un monde plus juste et solidaire. Alors, l’inquiétude que j’ai quant au trou dans mon CV par rapport à mes initiatives pour tenter d’apporter des solutions face à un monde qui n’évolue plus sur la bonne voie et qu’on risque de conduire a sa perte, vous savez… Il y a parfois des choses bien plus grandes que nous face auxquelles nos petites préoccupations — savoir de combien sera sa promotion — semblent bien légères. J’ai enfin compris qu’il n’y avait pas de mal à être inadapté à une société malade.
L’orientation prise par mon engagement, c’est mon combat ; mais nous avons chacun le nôtre. Osez assumer être un vilain petit canard aujourd’hui. Osez affronter la pression de la société, en vous accrochant bien fort à vos convictions. Vous verrez que demain, quand vous serez aligné avec vous-même et épanoui, vous attirerez les autres, vous inspirerez, et ceux qui, hier, vous jugeaient auront envie de faire comme vous pour rayonner comme vous rayonnez.
Vous me demandez ce que je fais dans la vie ? Je suis éveilleuse de consciences manager, consultante en changement de paradigme, transition écologique project manager, ingénieur en création de lien social, amour de soi et spiritualité développeur. Et je m’en porte bien.
Maintenant, imaginez que l’on prolonge mon chômage et par là-même tous les impacts positifs que cela a actuellement. Allons plus loin, imaginez que l’on donne la chance à tout un chacun d’avoir cette même expérience positive que moi et que l’on démultiplie ces impacts. Combien de personnes seraient plus heureuses, plus centrées, plus épanouies, plus utiles, plus actives ? Combien de changements toutes ces actions individuelles libérées, mises bout à bout, pourraient entraîner pour notre société, notre démocratie et pour la planète ?
Et si je vous disais que cette solution existe, que son efficacité a été prouvée par d’éminents économistes, défendue par des philosophes et des personnalités publiques, implémentée dans certaines communes ? Elle s’appelle le revenu universel, et, qui sait, ça vaudrait peut-être le coup que l’on y réfléchisse.
Camille
Source : Médiapart, publié le 04 février 2019.
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